Des timbres émouvants

La lettre est arrivée en mon absence. Elle m’attendait sur l’oreiller, dorée comme un soleil trop cuit couronné d’une constellation de timbres. Et quels timbres !

« Finlande ! » je crie « j’ai reçu des timbres de Finlande ». Silence. La ferveur des philatélistes résonne. Fou ce qu’un petit bout de papier peut émouvoir. On le tient là, entre les doigts et lui, il vient du bout du monde. Ah tout ce qu’il a vu, c’est débordant ! La neige, les fjords, les aurores boréales, c’en est trop pour une toute petite chose.

L’enveloppe dorée les a fait voyager en bande, cinq timbres avec des rennes et un dont le traîneau affiche fièrement « Lapland ». C’est bouleversant ce bout de Laponie dans mon chez moi. Il y a des mots qui agitent, des contrées dont l’existence seule suffit à nous ravir. « Lapland ». Je les décolle tendrement, on restera ensemble jusqu’au dernier Noël.

Alors que l’infini des possibles est au bout du clavier j’aime croire que mes rennes ne le sont pas. Qu’ils ne peuvent pas être dépêchés sur commande en « livraison express » et qu’il reste des choses que l’on a envie d’attendre et de chercher. Des rennes pour lesquels le coeur s’enflamme, des timbres émouvants.

noël 2021

Attendre la neige

Il pourrait bien neiger. On rentre de l’école et tout semble changé par cette chance qui peut-être ne viendra pas. D’habitude on ne fait pas vraiment attention au ciel, mais là c’est comme si on voulait le faire parler. Au bord des toits, dans la nuit qui vient, est-ce qu’il y a bien ce brouillard spécial ? Est-ce qu’on sera déçu, si demain matin la neige n’est pas venue ? Oui, sûrement, mais ça n’est pas vraiment ce qui compte. La neige, c’est déjà trop bien de l’attendre, de se dire que la vie peut changer d’un seul coup, peut devenir un rêve.

Philippe Delerm, « Attendre la neige » dans « C’est trop bien » à lire et relire aux éditions Milan (2017)

Dans l’interminable, Verlaine (1874)

Dans l’interminable
Ennui de la plaine,
La neige incertaine
Luit comme du sable.

Le ciel est de cuivre
Sans lueur aucune,
On croirait voir vivre
Et mourir la lune.

Comme des nuées
Flottent gris les chênes
Des forêts prochaines
Parmi les buées.

Le ciel est de cuivre
Sans lueur aucune.
On croirait voir vivre
Et mourir la lune.

Corneille poussive
Et vous, les loups maigres,
Par ces bises aigres
Quoi donc vous arrive ?

Dans l’interminable
Ennui de la plaine
La neige incertaine
Luit comme du sable.

Paul Verlaine, Romances sans paroles (1874)

Les sapins, Apollinaire

Les sapins en bonnets pointus
De longues robes revêtus
Comme des astrologues
Saluent leurs frères abattus
Les bateaux qui sur le Rhin voguent

Dans les sept arts endoctrinés
Par les vieux sapins leurs aînés
Qui sont de grands poètes
Ils se savent prédestinés
À briller plus que des planètes

À briller doucement changés
En étoiles et enneigés
Aux Noëls bienheureuses
Fêtes des sapins ensongés
Aux longues branches langoureuses

Les sapins beaux musiciens
Chantent des noëls anciens
Au vent des soirs d’automne
Ou bien graves magiciens
Incantent le ciel quand il tonne

Des rangées de blancs chérubins
Remplacent l’hiver les sapins
Et balancent leurs ailes
L’été ce sont de grands rabbins
Ou bien de vieilles demoiselles

Sapins médecins divaguants
Ils vont offrant leurs bons onguents
Quand la montagne accouche
De temps en temps sous l’ouragan
Un vieux sapin geint et se couche

Guillaume Apollinaire, Rhénanes, Alcools, 1913